Kuleshov
- Watch the last performance of Kuleshov, with Alexandre Tharaud, Maxime Pascal and Le Balcon, at the Philharmonie de Paris (Arte-Concert)
- New CD released by Erato/Warner Music. Alexandre Tharaud playing three contemporary concertos written specially for him by Hans Abrahamsen, Gérard Pesson and "Kuleshov" Oscar Strasnoy
Kuleshov, Piano Concerto. World première: 1 JUN 2017 at the Salle Raoul Jobin, Palais Montcalm, Québec, Canada. Alexandre Tharaud, piano, Les Violons du Roy, Mathieu Lussier, cond. Second performance: 2 JUN 2017,Salle Bourgie du Musée des Beaux Arts de Montréal.
About “Kuleshov”
Lev Kuleshov wanted to prove that the power of an image is not to be found in itself but in its context. The Kuleshov effect consists in repeating the same image (A), interpolating it among changing images (A-B-A-C-A-D-A-F…), generating in the one who looks the dilemma: is the repetitive image always identical or slightly changing? Kuleshov maintained that the images that precede and follow the repeating image would modify its dramatic perception. Thus Kuleshov participated in the birth of the cinematographic montage, the principal tool of cinema, stimulator and manipulator of memory. I believe that montage is also the main tool of musical dramaturgy and I try to prove it in my pieces. The same question can be asked: are the repetitive figures in music really repetitive? Music moves forward, whatever happens, by the action of time, but repetition does all it can to stop the passage of time.
A propos « Kuleshov »
Lev Koulechov voulait démontrer que le pouvoir d’une image ne se trouve pas en elle-même mais dans son contexte. L’effet Koulechov consiste à répéter la même image (A), en l’intercalant parmi des images changeantes (A-B-A-C-A-D-A-F…), provocant dans celui qui regarde le trouble suivant : l’image répétitive, est-elle vraiment toujours identique ou légèrement changeant ? Koulechov soutenait que les images qui précèdent et suivent l’image répétitive modifieraient forcément sa perception dramatique. Koulechov participe ainsi à la naissance du montage cinématographique, outil principal du cinéma, stimulateur et manipulateur de la mémoire. Je crois que le montage est aussi l’outil principal de la dramaturgie musicale et j’essaie de le prouver dans mes pièces. On peut se poser la même question : les figures répétitives en musique, sont-elles vraiment répétitives ? La musique avance, quoi qu’il arrive, par l’action du temps, mais la répétition fait tout pour que le temps s’arrête.
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Dialogue entre Laurent Patenaude et Oscar Strasnoy autour de la création Kuleshov
Qu’est-ce qui vous a emmené à composer ?
J’ai toujours été, depuis que j’ai commencé à jouer du piano, même avant de commencer à prendre des cours, vers ma sixième année, un improvisateur. Nous avions les instruments à la maison. Mon père était musicien et nous avons tous fait et écouté de la musique toute la journée. Notre maison était une boîte à musique infernale. Nos voisins voulaient notre condamnation à mort. D’ailleurs, je suis le cinquième compositeur de la famille : une tante du côté de ma mère, un oncle de mon père et deux cousins.
Y a-t-il eu un déclencheur, une œuvre qui vous a marqué au point de vouloir composer à votre tour ?
Je dirais « des » œuvres, des obsessions à chaque étape de la vie : enfant, Pierre et le Loup, les micro-cosmos de Bartók et les sonates faciles de Haydn et de Beethoven, adolescent, le quatuor en ré mineur de Mozart, les quintettes avec piano de Schumann et de Brahms, le trio avec cor de Ligeti, la découverte de Bach, de Palestrina, de Liszt, de Stravinsky, un peu plus tard une passion pour le 2e quatuor de John Cage, pour Hindemith (cette dernière passion je l’ai perdue, comme on peut perdre la foi), Duke Ellington, Bill Evans, Nino Rota, Berio, Frank Zappa, Varèse, Feldman.
Quels sont les compositeurs qui ont été (et qui continuent peut-être de l’être) les plus importants pour vous ?
Gesualdo, Bach, Haydn, Schubert, Schumann, Liszt, Richard Strauss, Stravinsky, Ravel, Messiaen, Ligeti, Kagel, Berio, Nancarrow, Kurtág.
Vous êtes argentin de naissance, vous avez fait des études supérieures à Paris et vous vivez maintenant à Berlin. Est-ce que cette triple réalité influence votre art d’une façon ou d’une autre ?
Forcément. Comme argentin, un intérêt pour le théâtre et la littérature. Le théâtre argentin est l’un des plus étranges et riches qui soit. Ce n’est pas un hasard si Kagel est argentin. Sur le plan musical, je ne me sens pas français, mais comme j’aime beaucoup la musique russe, qui doit beaucoup à la France, on peut dire que je suis influencé par la musique française par procuration. J’ai appris les techniques d’orchestration en France, donc je suppose que j’ai dû subir, sans trop en être conscient, une influence française dans la façon de traiter l’orchestre. Mais les musiciens qui, dans mes années de formation, m’ont le plus marqué, ce sont Hans Zender, que j’ai eu comme professeur pendant deux ans à Francfort, et Luciano Berio, que j’ai rencontré vers la fin de sa vie autour de la création de mon premier opéra.
Pourriez-vous nommer trois de vos œuvres dont vous êtes particulièrement heureux ?
Heureux, non. Mais je peux mentionner des œuvres qui signifié un changement dans mon parcours de compositeur : la cantate « Hochzeitsvorbereitungen » (de 2000), « The End » pour orchestre (de 2006), mon quatuor à cordes « Ghost Stories » (de 2015).
Avant d’aborder Kuleshov, pouvez-vous nous dire quelques mots sur votre œuvre précédente, Automaton, pour violon et orchestre de chambre qu’Isabelle Faust (qui a joué avec LVDR) et l’Ensemble Resonanz dans la nouvelle Elbphilharmonie de Hambourg en avril dernier.
J’ai écrit ce concerto sous une petite contrainte : il devait évoquer de près ou de loin le thème (trop vague, trop vaste, trop grave, trop important) de l’esclavage, en particulier du trafic et l’exploitation d’êtres humains dans les Etats-Unis du XIX siècle. C’est un thème que j’ai traité déjà dans « Requiem », mon opéra faulknérien. C’est pour cela que la musique d’Automaton est imbibée de réminiscences nord-américaines. La taille de l’orchestre est similaire à celle de Kuleshov.
Parlons maintenant de Kuleshov. Dès le départ, vous saviez que ce serait Alexandre Tharaud, qui a déjà joué l’une de vos œuvres, et les Violons du Roy qui créeraient cette œuvre concertante. Dans quelle mesure vos interprètes vous inspirent-ils ?
Je n’écris pratiquement jamais sans connaitre les interprètes. Je connais Alexandre depuis quelques années, je connais ses interprétations de Bach, de Rameau, de Scarlatti, de Rachmaninov, de Pesson. J’admire le pianiste et l’artiste. Les Violons du Roy, je les connais seulement à travers leurs excellents enregistrements et les commentaires enthousiastes des amis qui ont joué avec.
Quels défis ou quels objectifs vous êtes-vous posés dans cette œuvre ?
Le premier défi est d’écrire un concerto pour piano. Que dire de plus avec un dispositif aussi connoté ? Jouer contre ou avec le genre ? Après quelques hésitations, je me suis décidé pour le moins facile, jouer jusqu’au bout avec tous les stéréotypes de cette forme : virtuosité (autant du soliste que de l’orchestre), narcissisme, voyeurisme, tape-à-l’œil, évocation du passé par des références visibles et invisibles. Je me suis dit qu’on ne peut transgresser les clichés qu’en jouant avec.
Pourquoi l’effet Koulechov [i.e. qui répéter la même image (A), en l’intercalant parmi des images changeantes (A-B-A-C-A-D-A-F…), provocant dans celui qui regarde le trouble suivant : l’image répétitive, est-elle vraiment toujours identique ou légèrement changeant ?] vous a-t-il interpellé ?
Je m’intéresse depuis toujours à la grammaire du cinéma, en particulier aux techniques de montage. Le cinéma partage avec la musique le fait de se dérouler dans le temps, de gauche à droite, sans possibilité de revisiter le passé (comme en est capable la littérature, rien que par le format du livre) sauf à travers la répétition, corrigée ou pas. La forme de la musique se structure à partir de la capacité de mémoriser les évènements et la capacité d’imaginer ce qui arrivera. La musique est un jeu avec l’attente de l’auditeur, satisfaite ou frustrée. À part les rares étudiants d’analyse musicale, nos instruments d’exploration sont la mémoire et l’oreille. On avance à l’aveugle mais on est guidé par la mémoire. Notre mémoire, en musique, c’est notre vue. C’est pour cette raison que la musique répète beaucoup, insiste avec les mêmes traits, reprend des mélodies, répète des sections entières, plusieurs fois, insiste mille fois sur un élément pour qu’il s’inscrive dans le cerveau et ainsi pouvoir manipuler la capacité de l’auditeur de prévoir ou pas ce qui se passera dans les secondes qui arrivent. C’est ça la musique, rien d’autre : un jeu avec les expectatives du spectateur.
Quelle est l’importance de la mémoire de l’auditeur dans la perception ?
La mémoire, et non l’ouïe, est le sens principal du musicien. La capacité à détecter des variations minimales lors d’une reprise, par exemple, fait que l’attention de l’auditeur ne tombe pas. Un bon compositeur est celui qui est capable de tenir en haleine l’auditeur pendant toute la durée de la pièce. C’est tout ! D’ailleurs, c’est aussi, je crois, la définition d’un bon interprète et d’un bon cinéaste.
De quelle façon cette œuvre était-elle en continuité avec vos œuvres précédentes ?
Toutes mes œuvres dialoguent entre elles. Je ne commence jamais de zéro. Je reprends une idée que je considère peu accomplie dans une pièce ancienne et l’augmente dans la nouvelle, comme sous l’effet d’une loupe. Dans Kuleshov, je reprends par exemple un dialogue entre Temple Drake et Gavin Stevens dans mon opéra « Requiem », un passage assez anodin par ailleurs, et en fais le passage central dans cette pièce. Ce dialogue entre Temple et Stevens est d’ailleurs la réponse à un air hystérique de Nancy, dans le même opéra, que j’ai transformé complètement dans Automaton. Comme quoi, sans en avoir réfléchi, je me rends compte que Kuleshov est une réponse à Automaton.
De quelle façon cette œuvre se distingue-t-elle par rapport à vos travaux précédents ?
Il n’y a pas de théâtre — au sens propre comme au figuré. Et elle fait usage d’une forme classique préfabriquée : le rondo.
Y a-t-il des émotions, des impressions, des réactions particulières que vous souhaitez provoquer chez les auditeurs ?
J’aimerais qu’on écoute ce concerto comme on voit un film de Hitchcock : éprouvant un petit malaise qu’on ne saurait nommer mais qui nous inquiète et ne finit jamais d’éclater — au moins pas de la façon dont on le craignait.
Quels défis musicaux est-ce que Kuleshov offre aux interprètes ?
Jouer les notes au bon moment et à l’intensité correcte.
Comment vivez-vous le travail de répétitions lors de la préparation de la création de l’une de vos œuvres ?
Avec espoir. Avec angoisse. Parfois avec de la résignation. Toujours avec une grande reconnaissance envers les interprètes. En me disant que si je devais soudainement être à leur place, je serais — comme dans un cauchemar — nu et horriblement ridicule.